Discussion avec vue sur :


ALVARO GARCIA DE ZÚÑIGA


interview de Maria João Seixas sorti in magazine Pública du journal Público du 6 janvier 2002


Si dans notre conversation précédente nous avons eu un aperçu du « capitalisme d’aventure » c’est au tour de nous laisser séduire par d’autres aventures, celles du monde des arts, de la création et de la pensée. Une curiosité sans limites anime ce voyageur « intranquile, qui, uruguayen de naissance, est désormais aussi portugais, pour être tombé amoureux d’une lusitaine, de son nom Teresa, avec qui il s’est marié. C’est en octobre de l’an passé qu’il a acquit le statut de double nationalité ayant pu voter pour la première en faveur de Lisbonne, ville où il habite et qu’il aime, peut être pour lui trouver des ressemblances avec Montévideo. Il parle un portugais décousu et chantant, enveloppé de beaucoup de gestes, par crainte que nous ne le comprenions pas. Je lui ai demandé de ne pas perdre sa façon de nous saluer avec un « j’ai de la nostalgie de vous », au lieu des « saudades » portugaises, qu’il ne veut pas fixer, et n’arrive pas à convertir. Très souvent, il semble tourner chaque conversation en dérision, dans une espèce de culte de l’absurde, avec des pirouettes lexicales et de non-sens apparent. Mais si nous le sollicitons à mieux s’expliquer et à nous donner des pistes pour comprendre ses références et associations, nous comprenons tout de suite que tout ce qu’il dit a un fondement et c’est toujours avec douceur, accompagnée d’un sens du « divertissement » fébrile qu’il transmet et partage ce qu’il sait. Il pense à un rythme avec plus de rotations que celles auxquelles nous nous sommes habitués à digérer, et parfois il trébuche sur ses propres mots, ce qui est très amusant mais nous oblige à une attention redoublée, pour ne pas perdre le fil de son raisonnement. Il aime aimer ce qu’il aime et ce qu’il découvre à aimer, et l’exprime physiquement comme les enfants – « J’aime, tu veux essayer ? » Je n'ai pas pu l'entendre courbé sur son violon, mais ce que j’ai déjà vu de lui, au théâtre et au cinéma, me rend son reflet dans le miroir enveloppé d’un aura de bizarrerie, que seul peut permettre un talent singulier. En voyant l’excellent documentaire qu’il vient de réaliser sur la Salle des Batailles du Palais Fronteira, j’ai compris que la consistance de ses savoirs et de sa sensibilité, sans trahir le phrasé ludique qu’il cultive si bien, est un trait dominant de son portrait. Tendre, beau, rare.


MJS – Alvaro, dis-moi qui tu es.


AGZ – Je dois être quelque chose comme une six milliardème partie des habitants de cette planète. Grosso modo. En comptant seulement les humains, bien sûr, et en considérant que tous les humains sont humains. Globalement, c’est comme cela que je me sens, un individu dans une mer d’individus.


MJS – être naît dans un pays sud-américain n’est pas un fait déterminant dans ton rapport avec cette mer d’individus ?


AGZ – Sans doute. Une partie de la lecture que nous faisons des choses a sûrement à voir avec nos origines. Au long des années que j’ai déjà vécu en Europe, je me suis rendu compte que beaucoup de choses sont vues par les européens de façon différente de nous. Parce que nous voyons depuis l’autre côté du monde. Il y a un dessin de Joaquim Torres Garcia, un grand peintre uruguayen, qui d’ailleurs a été l’affiche d’une exposition de Beaubourg sur l’Amérique du Sud, qui peint le pôle sud vers le haut, dans une vision inversée de l’atlas. Nous venons d’en bas. Cela change beaucoup de choses.


MJS – Jusqu’à quand as-tu vécu à Montevidéo?


AGZ – On entre tout de suite dans la partie compliquée? Bon… J’ai eu une enfance pas exactement chaotique, mais un tout petit peu mouvementée. Quand mes parents se sont divorcé, ma mère est allée vivre en Argentine et je suis allé avec elle. Avec mon père, quand j’avais huit ans, j’ai fait « le » grand voyage en Europe. C’étaient des voyages qui se faisaient une fois dans la vie et qui duraient des mois. Ils faisaient partie de la formation d’une personne. Ensuite, j’ai vécu presque un an au Brésil. J’ai l’impression que jusqu’en 1972, année que j’ai passé toute entière en Uruguay, je n’était jamais resté une année entière dans un seul pays. Ce fut une enfance trépidante !


MJS – Quelle était la place de l’école?


AGZ – L’école? Catastrophique et, là oui, chaotique. Il y avait le problème de la non-existence des équivalences. La discipline Histoire, en particulier, c’était un drame, parce que l’histoire des deux pays n’était pas la même, et cela, entre autres choses, m’a obligé à refaire des années. Terrible.


MJS – Quand as-tu commencé à sentir en toi le désir d’étudier sérieusement la musique ?


AGZ – le goût de la musique s’est installé peu à peu. J’ai toujours eu des curiosités diverses et la musique a progressivement gagné sa place. Ma mère jouait du piano et j’ai appris à lire et le solfège avec elle. Ce qui a aidé- J’étais et je suis, fondamentalement, très curieux. La lecture par exemple, quand j’ai commencé à aimer lire, seulement vers mes douze, treize ans, c’est devenu compulsif. Je lisais tout ce qui me tombait dans la main, même ce qui était écrit dans les billets de metro. Un poète argentin, je ne me souviens pas si c’était Oliverio Girondo ou Nicolás Olivari, a raconté que son obsession pour la lecture était telle qu’il en arrivait à lire les tickets des tramways. J’ai été « capturé » par la lecture par un livre de guerre, qui devait être très mauvais, j’en ai oublié le titre, l’auteur, tout. Mais je sais que c’est le premier livre qui m’a eu. Ensuite je n’ai plus jamais arrêté. Du Quijote de Cervantes aux pièces de théâtre et autres œuvres, sans rapport apparent entre elles. Tout m’intéressait.


MJS – Et le violon?


AGZ – Mon “cas” avec le violon a commencé plus tard. J’ai commencé par apprendre la guitare et, ensuite je me suis intéressé à la composition. Ce n’est qu’après avoir commencé a étudier la composition sérieusement que j’ai commencé a apprendre le violon. C’est à Buenos Aires, avec Roque de Pedro, un grand compositeur argentin. C’est lui qui m’a fait connaître le théâtre musical. C’est quelqu'un qui en savait énormément sur les instruments et leurs registres. J’ai appris avec lui instrumentalogie, les difficultés de l’orchestration, l’importance de l’harmonie et du contrepoint.

MJS – C’est Roque de Pedro qui t’as dirigé vers le violon ?


AGZ – Tout est lié et les choses sont arrivées simultanément. D’une certaine façon le choix du violon était opportuniste. Cela a peut-être avoir avec l’Amérique du Sud. Je savais qu’on ne pouvait pas vivre de la composition, qui était ce qui m’intéressait et c’était ce à quoi je voulais me dédier. Il fallait que je trouve une solution rémunérée et le violon était ce qu’il y avait de plus dans un orchestre. C’est par là que le violon a commencé, ensuite c’est devenu autre chose. Le violon m’a conquit, peu à peu j’ai abandonné l’écriture musicale et, quand j’ai découvert le théâtre musical, j’ai commencé à m’intéresser beaucoup plus par la voie du geste musical que par la musique proprement dite. C’est l’époque de la découverte de Kagel et d’autres. C’est aussi à ce moment que je me suis approché du théâtre, de l’écriture pour le théâtre.


MJS – Parles-moi de la spécificité du théâtre musical.


AGZ – Le théâtre musical est une variante qui naît du geste musical. Du geste qui produit le son. Disons que, à partir de là, toute la tension qui peut se générer, avec ou sans son, mais qui vient du geste musical, est ce qui se considère plus ou moins du théâtre musical. La pièce célèbre de John Cage « 4’33’’ », qui dure 4 minutes et 33 secondes (de silence), est, pour moi, du théâtre musical, tout comme l’ensemble des pièces de Kagel et plusieurs de Roque de Pedro.


MJS – As-tu participé dans des concerts/spectacles de théâtre musical pendant cette période en Argentine ?


AGZ – Bien sûr, dans plusieurs. Avec Roque de Pedro, j’ai participé à une expérience très belle, une pièce chorale écrite pour des professeurs de l’école primaire. Elle a été écrite pour des personnes qui ne savaient pas chanter, qui n’avaient même pas une quelconque notion de solfège. La partition contenait deux ou trois indications au préalable et le reste chacun devait l’interpréter à sa façon. Le résultat a été fantastique.


MJS – Sautons maintenant de Buenos Aires vers Santiago du Chili. Qu’y est tu allé chercher?


AGZ – Pendant les cours que j’ai suivi à Buenos Aires j’ai connu un violoniste chilien Sergio Prieto, un des meilleurs “concertinos” que je connais, justement avec Joe Silverstein, Iona Brown, Glenn Dikterow (je crois, qu’en ce moment, Prieto est soliste dans un orchestre de Barcelone) et j’ai eu très envie d’apprendre avec lui, auprès de lui. J’y suis allé et je peux dire que j’ai réussi, plus ou moins.


MJS – Plus ou moins?


AGZ – Sergio Prieto m’a fait apprendre le violon depuis niveau zero. Niveau que je croyais avoir dépassé depuis longtemps. Mais non, la méthode du professeur était particulière. Il m’accepté comme élève, bien qu’il fut convaincu que tout ce que je faisais était mauvais, et il m’a expliqué qu’il allait me traiter comme un débutant, qu’il allait m’enfermer dans une pièce vide, avec un miroir et un enregistreur et que j’allais passer des heures à jouer des cordes “à vide”. C’est ce que j’ai fait, pendant presque un an et demi. J’ai été son assistant à l’université, mais hors question de me laisser jouer ! il m’a tellement chamboulé, il m’a secoué à un point tel que je n’avais plus les conditions de jouer quoi que ce soit. J’avais vingt ans, j’avais travaillé en tant que violoniste à l’orchestre de Buenos Aires et cet apprentissage a été très dur, je ne peux pas dire que ce fut un pas en arrière, mais à côté. Et cela a coupé en moi l’idée d’une certaine continuité dans le travail. Je suis retourné en Argentine et peu de temps après je suis parti en Europe.


MJS – Dans un pays en particulier? Avec quel but?


AGZ – Quand j’ai étudié à Buenos Aires j’ai eu des cours avec Alberto Lysy, violoniste de haut niveau, argentin d’origine russe, élève de Menuhin et directeur de l’Académie Menuhin à Gstaad. Quand je lui avais dis que je voulais étudier avec Prieto au Chili il a essayé de m’en dissuader, en disant que j’obtiendrai plus facilement une bourse pour aller étudier en Suisse, alors que je n’en obtiendrai pas pour aller au Chili (là il avait raison, c’était vrai !). Quand je suis revenu du Chili en Argentine, les choses ne me motivaient plus de la même façon et j’ai donc décidé d’essayer l’Europe. J’ai vendu tout ce que j’avais et, avec ma première femme qui était enceinte, nous sommes parti. Ma première idée était de partir en Angleterre. Londres, Menuhin, c’était l’idée. Le voyage a commencé par Moscou et, de visite en visite, j’ai parcouru les centre musicaux européens qui m’intéressaient le plus : Moscou, Budapest, Prague, Vienne, Paris, jusqu’à arriver à Londres.


MJS – Tu avais les moyens et les contacts pour que le voyage fut un succès ?


AGZ – Non, ce fut un voyage pas préparé, fait avec une grande ingénuité. Je pensais que les choses allaient être faciles mais tout a été terriblement difficile.


MJS – Comment est-ce que tu faisais ? Tu arrivais, tu te dirigeais aux Conservatoires, tu te présentais, tu expliquais ton propos et ensuite ?


AGZ – Ensuite on me laissait entrer, regarder des cours, voir tout ce que je voulais. Sauf à Vienne, où il ne m’a pas été possible de voir quoi que ce soit depuis l’intérieur, tout comme à Salzburg, où j’ai cherché Sandor Vegh, un ami d’Alberto Lysy et qui a été très antipathique envers moi. J’ai fait quelques tours de plus et je suis finalement arrivé á Londres où j’ai eu la chance de faire connaissance avec Norbert Branin, du Quatuor Amadeus, et de pouvoir avoir aulas des cours de violon avec lui. Je voulais absolument apprendre à jouer de la musique de chambre comme lui. Le Quatuor Amadeus a été un des quatuors mythiques du XXème siècle. Ils ont joué ensemble pendant quarante ans. Ils n’ont arrété que quand l’altiste est mort. Trois d’entre eux étaient autrichiens et se sont connu dans un camp de concentration dans l’île de Man. C’est là qu’ils ont décidé de former un quatuor.


MJS – Un camp dans l’île de Man?


AGZ – Les anglais aussi ont concentré les étrangers qui venaient des pays de l’Axe. Tout comme les américains ont concentré les japonais, après Pearl Harbor. Deux des membres du Quatuor Amadeus étaient juifs, mais, par mesure de précaution, ils ont quand même été enfermés ! Norbert Branin arrivait de Holande, où il avait étudié avec le grande Carl Flesch, dont on a perdu la trace pendant la guerre. Il a disparu. Les échelles que violon que les élèves doivent apprendre sont toujours celles de Flesch. Un jour, à Londre, j’ai eu une chance rare : le même jour, à la même heure, Pierre Boulez et Zuckermann jouaient dans la salle Barbican le Concert d’Alban Berg, et, à South Bank, Perlman e Haitink jouaient le Concert d’Elgar. Pour un passionné de violon comme moi, ce double choix était un dilemme. J’ai eu une espèce de réflexe d’électron et j’ai décidé d’aller le mâtin à la répétition de l’un et le soir au concert de l’autre. A la fin de la répétition d’Alban Berg je suis allé parler avec Pierre Boulez, je lui ai expliqué qui j’étais, ce que je voulais faire et que je m’intéressait beaucoup au travail de l’Ensemble Intercontemporain. Il m’a dit que l’année suivante (quelques mois après la naissance de mon fils !) ouvrait un concours pour violon pour l’Ensemble. C’est ainsi que j’ai décidé d’aller à Paris.


MJS – Et tu as eu ton poste à l’Ensemble?


AGZ – Je n’ai même pas passé le concours. J’ai commencé à jouer dans le metro. Nous vivions dans une chambre de bonne et nous n’avions plus d’argent. Je suis allé demander de l’aide à un ami, avocat argentin, lui aussi fraîchement arrivé à Paris. Il m’a demandé ce que je savais faire, si je pouvais chanter et jouer la guitare, et il m’a dirigé vers le metro. A ce moment là, dans les années 80, les gens donnaient vraiment de l’argent à ceux qui chantaient et jouaient dans le metro. C’était suffisant pour vivre. Le billet le plus grand que j’ai reçu était de cinquante francs, mais j’ai connu quelqu’un qui un jour a reçu un cheque de mille cinq cents francs et un autre, un copain à moi, qui n’arrêtait pas de travailler, en jouant du jazz et des tangos, que quand il gagnait plus de mille francs ! C’était ça son but, tout les jours. Il a fini par acheter un bar à Monaco ! Après la guitare, j’ai fait du violon, j’ai joué Bach, Bartók, Ysaÿe… et ça plaisait aux gens ! Le matin je faisait ça et l’après-midi, j’étudiais, je pratiquais. Ce n’était pas toujours facile, dans la chambre de bonne avec un enfant tout petit.


MJS – Ensuite tu apprends que tu es malade, avec un cancer dans le poumon droit, tu es opéré deux fois, tu divorces au milieu. Tout cela a dû affecter, et beaucoup ! tes projets de vie.


AGZ – Tout à fait. C’est en 1987. J’ai eu la perception que quelque chose clochait quand j’ai commencé a sentir ma main gauche froide en permanence, je pouvais jouer autant que je le voulais mais ma main gauche ne chauffait jamais. Mes amis trouvaient que c’était une manie, que je ne voulais pas me jeter sérieusement dans la vie professionnelle, encore sous l’influence inhibitoire de Sergio Prieto. Je me suis décidé à faire plusieurs examens, qui, lamentablement, ont été mal interprétés par un étudiant de médecine et personne n’a vu qu’il y avait une petite tumeur sous la clavicule. Une tumeur de cellules malignes qui a grandi jusqu’à la taille de neuf centimètres et qui, pour se trouver collée à la colonne vertébrale, faisait que la main et le bras fussent toujours froids. Ensuite ont commencé les vraies douleurs, parce que d’abord je pensais que c’était dû à transporter Fernán sur les épaules et que peut-être à cause de cela j’avais une vertèbre comprimée. J’ai appris à dormir sur le côté de la tumeur pour soulager la colonne et j’ai repris les consultations médicales. C’est alors que j’ai rencontré mon cancérologue qui, ayant récupéré mes premiers examens, a tout de suite compri de quoi il s’agissait. On m’a conseillé de commencer par faire de la chimiothérapie, mais j’ai demandé à être opéré d’abord pour après faire de la radio et de la chimio. J’ai été fantastiquement traité et j’ai eu un accompagnement excellent à l’Hôpital Avicenne, à Bobigny. Et je n’avais même pas mes papiers en ordre en France ! A la grande surprise des médecins il n’y avait pas de métastases, bien que, dix mois après mon opération ait surgi une tâche, en résultat des traitements de chimio, qui m’a obligé à une deuxième chirurgie. Celle-ci, par contre, c’est moins bien passé. Mon bras droit n’a jamais récupéré sa fermeté, toujours un peu tremblant, peut-être aurais-je dû m’appliquer plus dans les exercices de récupération, comme Menuhin l’a fait exemplairement avec le yoga. La dernière fois que j’ai joué j’habitais déjà au Portugal, c’est en 96, au théâtre du Rond-Point des Champs Elysées à Paris, dans une pièce, très curieuse d’un auteur hongrois, Peter Nadas. La pièce avait des parties musicales difficiles à exécuter, d’un compositeur élève de Tackacs, écrites dans une partition qui sortait directement de certains mots du texte scénique.


MJS – Opéré et divorcé, en mauvaise condition physique, comment as-tu survécu à Paris ?


AGZ – Comment ai-je survécu? Dans un premier temps, avec le soutien des amis et de l’assistance sociale. La vie ensuite, évolue à sa façon. Un ami, comédien, a acheté un théâtre et y a fait une école où j’ai commencé à donner des cours de théâtre musical. Je lui ai proposé de programmer un cycle de musique contemporaine. Paris, une ville où il y a toujours eu une offre musicale incroyable, avait, à cette époque un grand déficit au niveau de la musique contemporaine, avec des programmes très peu éclectiques. Boulez avait réussi à imposer, pour ainsi dire, une sorte d’art officiel de la musique contemporaine, où un certain type de compositeurs et de courants étaient privilégiés et c’étaient les seuls qui recevaient des commandes d’État et qui étaient l’objet des programmations les plus significatives. Les post-sérialistes, ceux de la musique spectrale, l’école de Darmstadt, c’étaient eux qui obtenaient les commandes.


MJS – Peux-tu m’expliquer ce que c’est que la musique spectrale ?


AGZ – Je vais essayer. Les compositeurs de musique spectrale, travaillent avec le spectre sonore. Ils font une musique qui spécule sur des harmoniques qui sont très lointains de la tonique d’une note. Nous avons, par exemple, un do grave. Ce do est composé par un autre do, une octave plus aigue, un sol, un dó plus haut, un mi, sol, et encore un do ensuite, mi, sol, si bémol, ensuite do, ré, mi, fa dièse, sol, etc…. avec des notes à chaque fois, un tout petit peu moins « justes», pour ainsi dire, à la Tom Jobim. Plus nous nous éloignons de la note originale, plus ces « désajustements» commencent à se transformer en des quarts de tons, tiers de ton, octaves de tons, avec de légères différences de fréquences et c’est avec ce matériel harmonique que les spectralistes composent. C’est pour cela que la musique contemporaine peut sembler peu accordée. Puisqu’en réalité elle ne l’est pas, ni dans un sens pithagoréen, ni dans un sens tempéré.


MJS – Peux-tu également m’initier à l’univers du sérialisme ?


AGZ – Là je recours à Webern. Le développement de la notion de série a été expliqué par Anton Webern à travers une formule en latin qui, en français, signifie quelque chose du genre : Monsieur /Arepo/ a des/ Oeuvres/ Inachevées. Cela ne veut rien dire, n’est ce pas ? Mais maintenant regardez bien la formule en latin sur le papier et vous verrez que le principe du sérialisme apparaît clairement, voyez comme la phrase peut être lue dans tous les sens, avec le mot « TENET » qui forme au centre une sorte de matrice, réversible, en croix :

                       S A T O R
                       A R E P O
                       T E N E T
                       O P E R A
                       R O T A S


MJS – Nous nous sommes un peu éloigné et c’est très bien. Cependant je veux savoir si tu as pu finalement organiser ton cycle de musique contemporaine dans le théâtre de ton ami ?


AGZ – Non. J’ai compris que je n’avais pas les compétences nécessaires pour devenir un bon opérateur culturel, et d’un autre côté la salle de théâtre a été vendue. C’est alors que j’ai passé un concours pour une bourse pour un “master” d’un an en “management” culturel. C’est là que j’ai rencontré Teresa. Nous avons voyagé en Italie, en Roumanie, nous avons suivi des cours à Dijon et à Chaux, dans le Jura, dans un bâtiment incroyable – La Saline Royale – seule construction du projet de ville nouvelle utopique de l’architecte Claude-Nicolas Ledoux. C’est un lieu extraordinaire ! Ensuite, parce qu’il fallait faire un stage et je voulais en savoir plus sur les nouvelles technologies, je suis allé au CNRS (Centre National de Recherche Scientifique). Où j’ai appris beaucoup, surtout au sujet de la divulgation scientifique dans le domaine audiovisuel. J’y ai rencontré des gens absolument incroyables, dans cet immense paquebot où travaillent vingt huit mille scientifiques. J’ai appris comment se fait la recherche fondamentale, non appliquée, et j’ai trouvé curieux le rapport que l’Europe entretient avec la recherche appliquée. J’ai connu un chimiste, en 1994, qui travaillait sur les macromolécules et qui faisait des écrans pliables, quelque chose de formidable. Je pense que cela n’est pas encore arrivé sur le marché et les seuls qui possédaient une technologie capable de produire ces écrans étaient les japonais. L’Europe produit une recherche fondamentale immense mais ensuite n’a pas la capacité de l’appliquer. C’est l’Europe qui, probablement, finance cette recherche « inutile », tout comme c’est aussi la société civile européenne qui continue à supporter la création « inutile » dans le domaine artistique. C’est très curieux.


MJS – Avec Teresa à ton côté, tu finis ton stage au CNRS et, peu après, tu viens avec elle au Portugal. Tu connaissais déjà le pays?


AGZ – Pendant ce grand voyage en Europe que j’ai fait à huit ans, nous sommes retournés en Uruguay, via Lisbonne. Et je me souvenais de certaines choses, du Parc Edouard VII, de la place Marquis de Pombal, des autobus verts en deux étages et des policiers qui ordonnaient le trafic avec des gants blancs. Curieusement je ne me souvenais pas du pont sur le Taje (à l’époque le pont Salazar), ni de l’ascenseur de Santa Justa, qui une perle. J’ai toujours gardé en mémoire la ressemblance entre les façades portugaises et certains immeubles de Montevideo et comment cela m’a fait sentir chez moi quand nous sommes passé par Lisbonne. Il y des maisons des années trente à Montevideo, de fameux architectes uruguayens, qui ne ressemblent à rien de ce qui se fait dans le pays, en Argentina, par là. Maintenant je sais qu’elles sont comme certaines maisons portugaises, dont il ne reste plus beaucoup à Lisbonne, dans l’Av. de la République, par exemple. L’Uruguay a été envahi par le Portugal, c’était la province cisplatine et je crois qu’il a plus en commun avec le Portugal qu’avec l’Espagne.


MJS – Et plus tard, avec les lectures et autres curiosités qui t’animent, tu as connu quelque chose de plus sur la réalité portugaise ?


AGZ – Pendant ce grand voyage en Europe que j’ai fait à huit ans, nous sommes retournés en Uruguay, via Lisbonne. Et je me souvenais de certaines choses, du Parc Edouard VII, de la place Marquis de Pombal, des autobus verts en deux étages et des policiers qui ordonnaient le trafic avec des gants blancs. Curieusement je ne me souvenais pas du pont sur le Taje (à l’époque le pont Salazar), ni de l’ascenseur de Santa Justa, qui une perle. J’ai toujours gardé en mémoire la ressemblance entre les façades portugaises et certains immeubles de Montevideo et comment cela m’a fait sentir chez moi quand nous sommes passé par Lisbonne. Il y des maisons des années trente à Montevideo, de fameux architectes uruguayens, qui ne ressemblent à rien de ce qui se fait dans le pays, en Argentina, par là. Maintenant je sais qu’elles sont comme certaines maisons portugaises, dont il ne reste plus beaucoup à Lisbonne, dans l’Av. de la République, par exemple. L’Uruguay a été envahi par le Portugal, c’était la province cisplatine et je crois qu’il a plus en commun avec le Portugal qu’avec l’Espagne.


MJS – Et plus tard, avec les lectures et autres curiosités qui t’animent, tu as connu quelque chose de plus sur la réalité portugaise ?


AGZ – Avant de venir ici, je ne connaissais pratiquement que les icônes. Du football, (Eusébio et le Benfica, que j’ai vu perdre dans un jeu à Montevideo contre le Peñarol), de la musique (Amália, c’est incroyable mais je n’étais jamais tombé sur Carlos Paredes avant, c’est Teresa qui me l’a fait écouter et j’en était émerveillé !) de la poésie (Camões, Pessoa) de l’Histoire des découvertes (Vasco da Gama) et de l’Histoire récente (le 25 Avril, Álvaro Cunhal, Otelo, Eanes, Mário Soares).


MJS – Tu m’as raconté un jour une blague chilienne, de la période post-Allende, qui te semblait révélatrice non seulement du Chili de l’époque, mais d’une grande partie de l’Amérique du Sud, pourrais-tu la raconter à nouveau ?


AGZ – Celle du pied? Bon, un monsieur voyageait debout dans un autobus rempli de monde, à une heure de pointe. À un moment donné il demande à un autre passagers qui était également debout à côté de lui : – vous êtes militaire ? – Non, je ne suis pas militaire. – Et policier ? – Non, je ne suis pas policier. – Mais vous n’avez pas par hasard quelqu’un dans la famille qui soit militaire ou policier ? – Non plus. – Ah, alors pouvez-vous enlever votre pied de dessus le mien !


MJS – Ufff, ça fait peur! Tu crois que ces années sont révolues ?


AGZ – Non, ces années ne passent pas. Bien que, à ce moment je ne sais plus vraiment ce que je crois parce que je suis, à tout point de vue, très loin de l’Amérique du Sud. Je pense que si les gens qui menacent le pouvoir institué, ces gens qui pensent « moche » comme disait un humoriste uruguayen, gagnent le pouvoir, il est toujours possible qu’un coup d’Etat ait lieu, soutenu ou commandé par les militaires. Le pouvoir militaire est un pouvoir latent dans tout le continent. Avec le onze septembre (par coïncidence celui de 1973, au Chili, a été le jour du coup d’État de Pinochet !) j’ai entendu dans la bouche de Bush des phrases qui m’ont rappelé les militaires sud-américains. « Attenter contre notre mode de vie. » Je n’ai jamais compris ce que c’était que notre mode de vie, ni pourquoi il ne serait pas permis de le changer. « Qui n’est pas pour nous, est contre nous. » Alors ceux d’entre nous qui ne sommes ni pour ni contre personne, courrons le risque de penser « moche ». Avec ces phrases du grand démocrate du Nord, je me souviens des militaires sud-américains. Ils savent qu’il y a beaucoup de sud-américains qui pensent « moche » et qui sont prêts à assumer les risques de cette façon de penser.


MJS – Maintenant que tu es aussi portugais, qu’est-ce que cela signifie dans ton fort intérieur?


AGZ – Je ne sais pas expliquer. Mais comme je n’aime pas les frontières, ça me fait penser à un petit village à la frontière Nord de l’Uruguay, qui s’appelle Ribeira (nom du premier président du pays, celui qui a fait exterminer les indiens !) et qui a une avenue dont le trottoir d’en face est déjà sur territoire brésilien, a déjà un autre nom : Santana do Livramento. Les gens qui habitent de chaque côté du trottoir parlent, naturellement, le portuñol. Comme moi.


MJS – Portuñol ou pas, le fait est que, à la suite du “master” français en “management” culturel, tu te mets au Portugal, à écrire pour le théâtre et le cinéma, tu mets en scène deux pièces de théâtre, tu réalises un court métrage et un documentaire. Quel goût gardes-tu de ces aventures ?


AGZ – Le goût d’en avoir d’autres, qui s’annoncent déjà. La première pièce « Théâtre Impossible », a été une folie délirante soutenue par ACARTE, et très encouragée par Yvette Centeno et qui débutera le 23 janvier une tournée dans plusieurs villes allemandes. La deuxième « Le Théâtre n’est que du Cinéma », a été produite par le Théâtre National D. Maria II, À l’époque dirigé par Carlos Avillez. Une autre folie. Après c’est le désir de réalisation (vidéo/cinéma) et nous avons obtenu de l’aide de l’ICAM (n. du tr. : Institut du Cinéma et de l’Audiovisuel Portugais) pour mon court-métrage – « Un jour dans la vie », tout de suite suivi d’un projet de documentaire, plus élaboré et complexe « Batailles » sur les magnifiques carreaux de faïence (azulejos) de la Salle des Batailles du Palais Fronteira. A présent, parmi d’autres choses, je viens de conclure le premier « draft » de « Gambito », un long-métrage qui devra être réalisé par Fernando Lopes et je me prépare à écrire une (in)adaptation – « Le Cinéma n’est que du Théâtre » – et encore une – « Histoire Universelle du Sushi ». Je suis sûr que ce projet va beaucoup vous plaire !


MJS – J’ai déjà de l’eau à la bouche. Nous arrivons à la fin, mais j’aimerai encore savoir quelle est la famille théâtrale qui t’inspire ?


AGZ – La logique de mon écriture pour le théâtre est post-beckettienne. C’est là que j’ai attrapé le train (ou l’avion ?) du théâtre. La question est plutôt de savoir – où est-ce que Beckett m’a passé la balle du théâtre ? Et la réponse est qu’il me l’a laissée dans une situation compliquée. Lui, comme d’autres avant lui l’avaient essayé, a poussé à la limite cette question des trente six situations dramatiques. J’ai lu « En attendant Godot » à dix sept ans et j’en suis resté très chamboulé. « Happy Days » et cette petite pièce – « Impromptu de Ohio », de sa période finale, ont été déterminantes pour moi, pour ma perception du « temps » théâtral. Beckett m’a appris à chercher un temps d’action théâtral qui ne peut pas excéder le temps réel de l’espace scénique. Comment je fais ? Je commence, par exemple, par éliminer les personnages. Mes pièces n’ont pas de personnages, elles ont des comédiens qui jouent parfois des rôles, parfois non, qui savent parfaitement ce qu’ils ont dit et ce qu’ils vont dire et qu’ils vont commencer et finir à un moment donné.


MJS – Dis-moi ton mot préféré.


AGZ – Mot.


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