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Gambit

Dr. Alekhine

scénario pour un long-métrage d'Alvaro García de Zúñiga


Synopsis


La vie et les échecs ont plusieurs choses en commun. Les accidents, par exemple, arrivent autant dans les unes que dans les autres, et ainsi comme un joueur inexpérimenté ne voit pas venir un mat au dixième mouvement, un piano tombe sur la tête de n'importe quel passant de dix ans. C'est comme ça la vie. Et la mort.

Et à bien y voir, a y voir de plus près, une longue vie est comme une partie qui arrive à la phase finale. Il y a la montre qui nous dit le degré d'urgence pour chacun des mouvements restants, et il y a la position, qui nous dit des possibilités de victoire, ou, le cas échéant, de tenter le match nul.

Le vieux moribond qu'on trouve au début du film - si on veut faire une analogie avec le jeu - est dans une position désespérée. Pour lui les possibilités d'obtenir une nulle sont nulles. Et le temps court désavantageusement pour lui.

Cette fin de partie donne décidément le ton du départ. Comme chez le Beckett d'Endgame, cette situation est orsonwellienne jusqu'au bout, c'est par là que je jeu de toutes les allégories s'étale au commencement de ce film : Il s'agit décidément d'un thriller mental.


Un thriller mental :

Car notre vieux, cherchant à tout prix sortir/mourir sans y perdre par là tout son honneur, s'agrippe à tout et à tous voulant - soit par désespoir, soit par l'effet des médicaments, ou les divers degrés de leur savant mélange - raconter les évènements témoignés par lui, dernier survivant d'une époque particulièrement étrange, dans un lieu privilégié. Jeune il avait vécu le Lisboa de la deuxième guerre qui était non seulement l'une des plaques tournantes de l'espionnage tous azimuts, véritable lieu d'inimaginables marchés noirs et manigances. (Aero)Port de départ vers le continent américain, Lisbonne était souvent déjà la porte d'arrivée.

A cette époque là Estoril était le Monaco d'aujourd'hui. Mais à en croire notre vieux, en plus beau et secret. Mystérieux, mythique, magique. Il en savait long, ah, s'il en savait. Figurez vous.

Groom à l'Hôtel du Casino. Il en avait vu passer. Des gens et des choses à ne plus en finir. Cent événementiels par personnalité, dix personnalités par minute, deux cents minutes par heure, cinquante heures par jour, dix mille jours par an. Comme ça. Pendant toute la guerre. Avant la guerre aussi. Et après. Même après. Il avait été là. Toujours.

Il avait été là le jour de la mort d'Alekhine. C'est lui qui avait ouvert la porte et trouvé le cadavre, qu'est-ce que vous croyez. Que c'était qui Alekhine ? Mais comment c'était qui ?  :

"- Alekhine, Alekhine ; c'est une célébrité... Champion Mondial d'échecs. Un cas célèbre. C'est sorti dans tous les journaux, il s'est étouffé avec un morceau de viande dans la gorge.

C'est moi qui l'a trouvé.

Il était dans la chambre 43. Toujours qu'il venait il restait dans la même chambre. Je l'avais eu la première fois en quarante, puis il est revenu en quarante un, puis il venait tout le temps".

Ainsi le vieux annonça le jeu. Il aurait aussi peut faire : 1.e4, et cela reviendrait au même.

On finira par savoir que pas plus tard que quinze jours plus tard de la chambre 43 ne restera rien. Ni le mobilier ni la peinture, même pas le numéro. Cela peut-être même considéré comme une réponse : 1... e5. Le vieux délire et nous avons un film...

Il ne nous reste qu’à jouer la suite.

Effectivement Alexandre Alekhine a été trouvé mort le 24 Mars 1946 dans sa chambre. Comme témoignent les journaux de l'époque, sa mort était entourée d'un mystère que tout naturellement les propres journaux se chargent d'amplifier, amplifiant à la fois leurs propres ventes. Spéculateurs à la recherche de l'augmentation du salaire perdu, les journalistes se plaisent à chercher - trouver ou inventer - le poil dans l'œuf. Suffit d'imaginer le cadre imaginé par l'un d'entre eux - Artur Portela en grand romancier - et publié au Diario de Lisbôa le 15 Avril 1946, rendant compte d' "A morte misteriosa", qui avait permis à son auteur de demander un confortable avancement ; et à nous, comme nous sommes à l'intérieur d'un film, cela va nous permettre d'avancer en arrière jusqu'à retrouver l'Hôtel do Estoril et la chambre 43, où l'on vient de trouver le corps d'Alekhine.

La date a été dite et redite à plusieurs reprises. La situation est de consternation, tout le monde est bouleversé et on ne va pas revenir là dessus. Mais peut-être on sera forcé de revenir, car à ce moment l'agitation est grande et à plusieurs reprises on sera confronté à des témoignages contradictoires. Dans la scène on trouve plus ou moins ceci : le cadavre d'Alekhine, vêtu seulement avec un manteau, le repas sur une petite table à coté de son fauteuil, mi-fini, un morceau du tournedos encore dans sa bouche. Asphixie ou attaque cardiaque. Peu importe. Les commentaires surgissent de partout. "- Il ne mangeait qu'avec les mains", "- Dernièrement il buvait trop", "- ...jamais refait après la disparition de sa femme", "- ... suicide", "- Les russes"... tant de commentaires, tant de pistes à suivre, tant de possibilités...

Si 2.d4 alors 2... c5 (allant vers toutes les variantes de la défense sicilienne) ou 2... c6 (karo-khann) ; par contre, si 2.Cf3, alors 2... Cc6 (Ruy Lopes), ou pourquoi pas aussi 2... Cf6 (Petroff). Et si 2. ... , enfin, les possibilités son illimitées.

Des possibilités illimitées... il serait idiot de ne pas s'en servir. Ainsi, dans les deux derniers paragraphes, je me suis donné le luxe de passer du "récit" en voix off du vieux monsieur - auquel vient s'accoupler (en fade in) le son ambiant - à la voix et surtout les oreilles du jeune groom.

C'est lui qui commence l'analogie avec le jeu science, mais grâce aux avancements en techniques permettant la transformation de timbres, sa voix devient peu à peu celle d'Alekhine en personne, à qui on retrouve vivant et jouant quelques unes des combinaisons qu'il marmonne, car il joue une simultanée. Tenez, entre le public voilà Stefan Zweig.

Dire qu'il y a une analogie entre cette simultanée et la quantité d'événements qui, à partir de là, vont se déchaîner est presque tautologique. Mais néanmoins vrai, et - je dois l'admettre - une solution de recours pour moi, puisque je dois tenter d’écrire dans un support tout ce qu'il y a de plus linéaire, comme l'écrit, une masse d'actions disparates dans le temps et dans l'espace entreliées comme les pièces d'un gigantesque puzzle qui s'étale.

Dans l'un des tabliers, Alekhine retrouvera la même position de la première partie du match qui auparavant l'avait opposé à Capablanca. Dans ce match - joué à Buenos Aires - était en jeu le titre mondial qu'il emporta tout comme cette partie, comédie d'erreurs qui est rentrée dans l'histoire. Capablanca perd totalement la concentration occupé à draguer de façon ostentatoire une femme du public, et Alekhine ressent aussi le choc, et à plusieurs reprises lui aussi joue des coups fatidiques. Heureusement pas au point de concéder la nullité. Alekhine et Capablanca ont écrit plusieurs des plus belles pages de l'histoire des échecs, on reviendra souvent à leur complexe relation.

A partir de cette partie les histoires commenceront à se surposer. La femme draguée par le cubain nous mènera à la femme d'Alekhine, arrêtée à Paris au début de l'occupation ; celle-ci nous fera penser à d'autres : Ilse Lund, aussi sacrifiée au nom de l'honneur et des mœurs trop hollywoodiens pour être vrais, Ilse/Ingrid fera son voyage Casablanca - Lisboa, et on se retrouvera à Estoril, plongés dans un autre voyage du maître qui disparaît on ne sait pas où.

Et c'est à Estoril aussi qu'arrivera Najdorf, de passage vers Linares (à propos, Alekhine ne serait-il en train de simplement se préparer pour ce prestigieux tournoi en tout calme, au lieu de toutes les histoires rocambolesques qu'on tisse à son sujet ?). Rien de spécial retrouver l'un des plus grands joueurs du monde ici. Spécial seulement est son bagage : une machine à codifier "Enigma" que tout le monde croyait convenablement disparue dans l'explosion qui avait fait couler le cuirassé Graf von Spee devant la baie de Montevideo plus d'un an auparavant. Il faut dire que une telle machine était un bien plus que précieux, il n'est même pas très exagéré dire que le résultat de la guerre dépendait dans une certaine mesure de son destin.

La mission de Ian Flemming était de récupérer la machine - la maintenir volée, car en réalité elle appartenait aux allemands - et par ailleurs faire en sorte que l'existence de l'appareil ne soit même pas soupçonné par les allemands. cas contraire ils allaient immédiatement changer les livres de codes et la machine deviendrait inutile, ou seulement utile à long terme, ce qui n'était pas dans les plans de l'intelligence britannique. Pour le faire, Flemming "s'intéressa" aux échecs depuis longtemps, rencontrant Alekhine à plusieurs reprises.

Au champion n'échappe pas que ce jeune homme ne passe d'un imposteur. Pour Alekhine les échecs ne mentent jamais. Et le jeune Flemming n'était pas net à ses yeux. En fait tout oppose ces deux hommes. Du coté de chez Alekhine (excusez-moi le proust-proust c’était trop tentant) les méandres des échecs ont fini par conformer sa personnalité et tout le reste est accessoire, les suspicions de sympathies nazis, son total manque de charme – que décidément est une arme de séduction, car nombreuses ont été les femmes qui ont cherché à le materner grâce à ce coté gauche. Par ailleurs, la lecture de La défense Loujine avait convaincu Alekhine qu’une bonne partie des traits de caractère que Nabokov avait prêté à ce Loujine avait été inspirés de lui. Finalement leurs entourages souvent coïncidaient, exile oblige, enfin, cela c’est une toute autre histoire et cette pensée ne fait que traverser l’esprit du champion un après midi en voyant une femme lire le livre en question dans le hall de son hôtel do Estoril. Excusez moi le détour. Revenons au jeu des différences entre Alekhine et Flemming. Le deuxième considérait le premier l’un des hommes les plus intelligents qu’il avait jamais rencontré, ce qu’était loin d’être correspondu à l’inverse.

Sans être un séducteur donjuanesque, le futur écrivain (enfin, vous voyez ce que je veux dire) avait une vie amoureuse bien remplie. Certes l’air du temps de la guerre – le fait de se sentir en danger, pour ainsi dire - est favorable à sensibiliser sentiments et émotions, ce qui fait monter en flèche les statistiques érotiques ; la chose est que le jeune Ian avait su tirer parti de cette conjonction. Il avait un cas, très visible d’ailleurs, avec l’une des réceptionnistes du York House. Je ne veux pas ici me faire écho de ceux qui ont spéculé du fait que c’était elle qui réellement inventa Bond, James Bond, 007. Enfin, on ne va pas sortir de linge sale dans une synopse. Ça suffit.

Important est le respect que Ian Flemming avait pour Alekhine. Le fait que ce dernier lui avait disparu en 1941 devant les yeux (et plus de quatre mois !) quand il était sous vigilance, n’avait fait qu’augmenter son admiration pour lui. Bien sûr.

Cette disparition d’Alekhine met tout le monde en état d’alerte. Les anglais comme on vient de voir, mais aussi américains et russes, italiens et allemands. Sans parler des portugais, qui avaient tout intérêt à suivre de près tout ce qui se passait sur leur territoire.

L’unique chose qu’on peut assurer de ces mois c’est qu’Alekhine garde le contact avec Capablanca (qui pendant ce temps ne bouge pas de New York). Tous les services d’espionnage sont formels là dessus. Ils savent pas par Alekhine, sinon par Capablanca, car en le mettant sur vigilance ils arrivent à prendre contact avec une série de parties par correspondance. Comme vous pouvez imaginer ces parties vont être analysées par toutes les coutures, de tous les angles, et que tant les uns comme les autres – alliés, membres de l’axe et portugais - vont tisser une quantité de théories sur la signification de ses mouvements. La l’analogie entre la guerre et les échecs. Du béton.

Que les allemands se montrent particulièrement surpris de la disparition du grand maître, ne fait que redoubler les suspicions des alliés mènes à croire un bluff allemand pour leur faire croire qu’il est réellement disparu… enfin, très très confus. Même. Très très.

Les histoires ici référées continuent à se croiser, décroiser, recroiser, se sur-posant, yuxta-posant sans arrêt, en permanence. Comme une source inépuisable on peut bien se les imaginer pendant des pages et des pages, chapitres et chapitres, jusqu’à devenir une saga, plusieurs sagas, je ne sais quoi encore.

Comme dans le jeu d’échecs on peut encore trouver des tas de combinassions, s’attarder des heures et des heures, des jours et des nuits à chercher à chacun de nos personnages mille et une situations décrites jusqu’au plus infime détail. C’est ce que sera fait dans le scénario qui va suivre, peaufiné de version en version, jusqu’à trouver qu’il transmet les sensations descriptions et images qu’on voulait faire passer.

Après le cinéma se chargera de nous faire tout son cinéma.

Pour ce qui est de cette synopse la mort d’Alekhine - première pièce sacrifiée - a servi à déclencher toute(s) cette(s) histoire(s) ; reste à chacun des personnages des possibilités illimitées sacrifiant ceci ou cela pour mieux développer ce versant, ce trait, cette option. C’est ce qu’on fait tous.

Alekhine voulait offrire un vase de Sèvres à qui le succéda comme champion. Le vase se casse dans la chambre où on le trouva mort.

Capablanca - meurt à New York quelques années plus tôt – rirait de cette occurrence. Convaincu qu’il était d’être le plus grand joueur jamais né.

Notre vieux mourant devrait mourir aussi. Mort insignifiante. Je ne sais même pas ce qui c’est passé avec. Insignifiant jusqu’à ce point. D’après ce que j’ai pu finalement savoir que même du temps qul était groom à l’Hotel d’Estoril pendant sa jeunesse il a essayé de se faire passer par un autre jeune. Un groom tout ce qu’il y avait de sympathique d’une grâce qui faisait rire et sourire tout le monde, et qui meurt d’une façon si stupide qui cela semble même une vengeance. Mais qui voudrait se venger d’un pauvre groom ?

La femme d’Alekhine apparaît comme une apparition. Parfois s’agit clairement d’une illusion de son mari. Illusion. Loujine voulait dire illusion, comme l’avait un jour avoué Nabokov à cette femme pendant une soirée de la communauté russe de Londres où les Alekhine s’étaient rendu à un tournoi. C’est là aussi qu’ils rencontrent pour la première fois le jeune Flemming - qui suivait avec le plus grand intérêt le tournoi en général et les parties du russe en particulier - "- Un jeune homme charmant" aux dires de Mme Alekhine. Qu’il puisse avoir eu quelque chose entre eux, je doute fort. Tout cela semblait plutôt se passer dans la tête de son mari. D’ailleurs la plupart de choses et situations qui sont en rapport avec Mme Alekhine semblent plus fruit de l’imagination de son mari que de la réalité.

Quant à Miguel Najdorf, il est mort à Malaga le 4 Juillet 1997. Arrivé pour jouer en Argentine une fois de plus en 1939, deux semaines avant l’invasion de la Pologne, où il ne reviendra pas, et où il perdra femme, fils, mère père et quatre frères dans des champs de concentration. En 1940 donne une exhibition de jeux aveugles en simultané. Il joua contre 45 jouerurs en même temps sans jamais voir un seul échiquier. Il gagna 39, divise le point dans 4 et perd 2. Il dira plus tard l’avoir fait avec l’espoir que quelqu’un puisse faire parvenir une nouvelle de lui à sa famille.




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